Mais je suis où moi >.<

Une petite fille avançait à grands pas dans l'Aérostade. Ses longs cheveux flamboyants ébouriffés se soulevaient légèrement lorsque la brise augmentait en intensité. Elle balançait ses bras avec raideur, et parfois ses poings tremblants se serraient comme dans un spasme ; sa démarche, quoique décidée, était un rien asymétrique, car elle semblait hésiter à s'appuyer sur son genou gauche. Son visage, parcouru de vilaines égratignures, était crispé en une expression de contrariété qui ne lui seyait guère ; en somme, tout en elle trahissait l'énervement qui la possédait.

Shina n'avait pas vu le Chien depuis sa lutte avec Judicaëlle, et elle craignait les représailles. La petite Pirate lui en voulait atrocement et, si elle tombait sur le Guide, elle allait très certainement aggraver les faits et l'accuser ; c'était sans compter cet immonde crapaud, qui pourrait également témoigner contre elle. Bref, elle ne savait absolument pas ce que les habitants de cette colonie étaient capables de lui faire, et elle comptait bien rester en vie. Ou tout du moins ne pas finir en légume, comme son père à son retour de la guerre. A ce souvenir, son estomac se tordit, mais elle s'interdit tout sentiment de peur. Après tout, le seul adulte capable de lui faire du mal qu'elle avait rencontré était un imbécile qui ressemblait plus à un mollusque qu'à un tortionnaire, et elle ne l'avait plus revu depuis.

Avant d'arriver là, elle avait guetté le plan affiché par son bracelet personnel et évité tout contact avec les points clignotants. Puis finalement, alors qu'elle s'était tapie dans son Domaine, elle avait senti l'ennui la gagner. C'était bien beau, de rester assise à ne rien faire, mais elle n'aimait pas vraiment être seule. Alors elle avait voulu visiter un peu ; elle avait réessayé le Courant d'Air pour aller à la Rêverie, avait miraculeusement réussi à tenir debout à l'arrivée à force de grands moulinets de bras, et puis elle s'était mis en tête de visiter les environs.

C'est alors qu'un petit chat avait déboulé à toute vitesse et manqué de la percuter. Il ne ressemblait en aucun cas à ces matous faméliques qui lui avaient été donnés de voir dans son enfance ; lui, il avait le pelage lustré, un air bien entretenu, ses côtes ne saillaient pas, et... il avait ce même regard d'une intelligence dérangeante, un regard aux prunelles fendues qui la scrutait et la mettait mal à l'aise. Shina avait arrêté de respirer. L'heure de la sanction était arrivé, il allait falloir qu'elle se rende à un Grand Tribunal où elle allait être jetée aux cachots et donnée à manger à des cochons. Leur rencontre ne dura qu'un instant.

« Ah, tu tombes bien petite ! Ouh, tu es bien amochée dis-donc, va donc demander à ce clébard de t'aider. Tu es là depuis le premier jour, non ? Tu pourrais aller accueillir un nouveau, tu sais faire ? Il est à l'aérostade. Tiens, un bracelet personnel. Bonne chance ! »

Et il partit aussi vite qu'il était arrivé, apparemment pressé.

Shina tourna et retourna ses phrases dans son esprit, comme s'il s'agissait de paroles mystérieuses énoncées par un sage, qu'il lui faudrait suivre pour poursuivre sa quête jusqu'au Saint Graal. Puis elle finit par conclure que, par des moyens détournés, ce félin lui avait habilement fait comprendre qu'il lui restait un moyen de purger sa peine. Alors elle avait obéi.

Et désormais, alors qu'elle marchait, bracelet en main, dans cette immense étendue d'herbes, elle se trouvait bien naïve et stupide. Elle ne comptait plus les nouveaux qu'elle accueillait, mais ce qui était sûr, c'est qu'elle en avait sa claque. Alors le nouveau avait intérêt à mettre son bracelet, à acquiescer à tous ses dires et à se taire, point. Et surtout à apparaître, parce qu'elle le cherchait depuis un moment déjà.

Enfin elle aperçut une silhouette en mouvement. Sans réfléchir, elle se mit à courir. Elle avait déjà testé la diplomatie, c'était le moyen le plus sûr de ne pas arriver à ses fins. Elle ralentit, arriva le plus silencieusement possible par derrière et attrapa fermement le poignet frêle du garçon - ou de la fille, elle n'en savait rien en fait ; elle plaqua avec brutalité le bracelet contre lui, qui s'enroula de lui-même autour du petit bras du nouveau. Et hop, c'est fait.

« Euh... BONJOUR. »

Tout en finesse.

Le nouveau - qui s'avéra être une nouvelle - fit volte-face en sentant le bracelet s'accrocher à son poignet, dévoilant enfin son apparence. C'était une petite fille d'à peu près son âge, avec de drôles de cheveux blancs bouclés et un teint si pâle que Shina le trouva, non sans inquiétude, cadavérique. Au centre de son visage laiteux étaient plantés deux grands yeux écarlates qui contrastaient étrangement avec la couleur de sa peau. Premier constat : même si son regard différait légèrement du sien par la douceur de son éclat, cette fille avait des yeux de la même couleur que les siens. Et ça, laissez-moi vous dire que c'est un coup sévère administré droit dans l'orgueil.

Cette première impression fut loin d'être bonne. Vexée comme un pou, la fillette serra les poings, fixant obstinément ces deux prunelles qui ressemblaient tant aux siennes, les scrutant avec attention pour y trouver des différences capables de satisfaire son ego. Ils étaient légèrement moins vifs que les siens, plus... bordeaux. Moins enflammés, moins furieux. Ce qui était loin d'être un inconvénient. N'empêche que la nouvelle n'avait pas la chevelure de flammes qui allait avec, haha ! Le blanc, c'était terne, c'était triste, c'était moche. Na. Pan. Dans les dents. Et puis arrête de te la péter avec ton joli visage sans imperfections.

« Bonjour, vous allez bien ? »

Tirée brutalement de sa jouxte mentale, Shina haussa les sourcils, laissant de côté l'espace d'une microseconde la rancœur injuste qu'elle vouait à cette parfaite inconnue.

« Et je suis désolée si ma question va vous paraître bête ou vous embêter, mais pourriez-vous me dire où je me trouve, je vous prie ? »

... Deuxième constat : cette gamine parlait comme une aristo. Encore un mauvais point. Interprétant aussitôt cette politesse inhabituelle comme une provocation et une marque de mépris, Shina se redressa légèrement pour se montrer plus imposante. Encore une autre bourgeoise, hein ? Après cette Judicaëlle, elle avait droit à une noble qui la traitait avec des grands airs ? Et cette fois-ci, elle tentait de la manipuler ! Mais ça ne se passerait pas comme ça ! Elle était Shina Suzu, la paysanne qui allait en foutre plein la tronche à ceux qui oseraient se moquer d'elle ! Non mais !

Narquoise, elle arqua les sourcils de manière exagérément hautaine et adopta une posture maniérée, visant à imiter l'attitude de la nouvelle. Obéissant fidèlement à des préjugés caricaturaux sur la bourgeoisie, elle répondit, la voix déformée :

« "Vous allez bieeen ?" "Je vous priie, indiquez-moi où nous nous trouvons très chèèère". » Une pause, le temps de reprendre une expression furieuse. « Arrête ton char, je marche pas dans ton jeu ! Ici t'es pas chez toi, donc Mademoiselle se prendra bien la peine d'oublier ses origines familiââles et de parler normalement, ok ? Tes parents nobles, tu les reverras pas avant un mois, donc pas la peine d'y penser. Oui tu m'embêtes mais j'ai pas le choix donc voilà ! »

Leçon 1 : comment transformer une potentielle amie en ennemie jurée sans aucune raison valable.

« Bon, maintenant suis-moi, je t'emmène dans l'Allée du Rendez-Vous en attendant que tu sois répartie. »

Leçon 2 : comment égarer un esprit déjà bien perdu et manquer totalement de compréhension.

A postériori, Shina se fit la réflexion qu'elle aurait dû s'attendre à une telle réaction, bien digne d'une petite bourgeoise avec une grande gueule pleine de mots d'adultes dont elle ne connaissait même pas la signification - fabulesque, ça ne lui inspirait rien du tout. Pourtant, elle avait imaginé une multitude de réactions ; elle avait vu dans sa tête la nouvelle fondre en larmes, partir en courant, hurler, appeler sa mère, ou bégayer d'indignation. Mais non. Sous son regard ahuri, la furie lui asséna son discours, le ponctuant d'insultes qui firent crépiter le regard de Shina, lui jetant à la figure un passé niant ses accusations apparemment infondées. Ivre de rage, blessée dans son orgueil, la fillette serra les poings. Le cœur serré, elle bataillait pour ne pas laisser la tristesse prendre le dessus - parce qu'après les insultes qu'elle s'était prise en pleine gueule, même si elle jouait aux dures, elle avait du mal à garder son aplomb.

Cette fille le prenait comme ça, alors ? C'était comme ça qu'on la remerciait alors qu'elle avait pris la peine de se déplacer jusque là ? Bon, CERTES, elle n'avait pas été très agréable, mais cette aristo avait sûrement fait exprès de la rabaisser en employant un vocabulaire aussi soutenu. La preuve ; elle avait glissé entre deux injures une remarque déplacée sur les gamins élevés dans la rue.

Il n'en fallait pas plus à cette gosse affreusement irritable et particulièrement antipathique pour se mettre dans une colère noire qui la laissa coite un instant. Sa main la démangeait ; elle n'avait qu'une envie, frapper cette inconnue au visage, mais l'image de César et de l'autorité qu'il incarnait la retint de justesse. Elle déglutit, tentant de garder le contrôle de la situation.

« Tu... Franchement... T'es qu'une... » Oui bon, toujours autant de problèmes pour s'exprimer. Le rouge lui monta aux joues, elle s'empêtra dans ses mots, fronça les sourcils, persévéra, à la recherche d'une réplique cinglante qui lui clouerait le bec. Elle éleva la voix jusqu'à hurler, pensant sûrement que c'était celui qui gueulait le plus fort qui avait raison. « Les bourges dans ton genre, ça me donne envie de vomir ! Je sais bien que c'est pas de la politesse, quand on me parle comme ça c'est toujours pour se foutre de moi ! Tu veux te sentir supérieure hein ? Sauf que là t'es pas chez toi, t'es paumée, tu sais pas par où aller et tu sais pas à quoi sert ce bracelet. Tu sais pas si je suis la seule ici, si y a des monstres qui vont te bouffer, si y a euh... enfin voilà. »

Elle s'arrêta, préférant ne pas pousser le ridicule à son paroxysme.

Elle était bien tentée de la planter là, tout de suite, et de la laisser se débrouiller, mais ce geste aurait été interprété comme une fuite de lâche, ce qui aurait signé sa défaite contre cette fille. Elle allait faire ce qu'elle avait annoncé, à savoir l'emmener jusqu'à l'Allée du Rendez-Vous, point final.

« Moi j'y vais. Tu peux mourir de faim ici, ou sinon tu me suis. Et si tu m'insultes encore je... euh... je t'envoie dans l'endroit avec les monstres. De la Colonie. Ils te boufferont. »

La gorge serrée, elle tourna les talons le plus fièrement possible, activa discrètement la fonction GPS du Bracelet et, faisant mine de se gratter la tête pour rapprocher l'objet de sa bouche, elle chuchota un : « A l'Allée du Rendez-Vous ». Aussitôt, la Voix, à la fois chaleureuse et inhumaine, s'éleva : le « Tournez à gauche » résonna un peu trop clairement au goût de Shina, qui aurait préféré conserver l'image de "Celle qui sait" plutôt que "Celle qui suit les instructions d'un objet qui parle parce qu'elle ne sait rien".